(…) Scaranello ne puise pas ses références formelles dans les livres mais plutôt dans les paysages qui l’ont façonné et qu’il parcourt encore tous les jours. Il suppose que la relation qu’il entretient avec eux relève d’une habitude si profondément ancrée qu’elle a conditionné sa manière de voir le reste du monde. « Parfois, on dirait qu’une grille en nous, plus ancienne que nous, mais lacunaire et comme trouée, déchiffre au hasard de ces promenades inspirées les lignes de force qui seront celles d’épisodes de notre vie encore à vivre », écrivait Gracq à propos des eaux étroites du petit vallon de l’Èvre à partir desquelles il avait déployé son propre paysage mental.En évoquant le sien, Scaranello ne cherche aucunement à mettre au jour des caractéristiques régionales ou des entités géophysiques spécifiques. Il envisage plutôt les paysages comme des milieux : ces ensembles d’ éléments matériels et de circonstances qui entourent, influencent, conditionnent les formes à venir tout en les obligeant à « réagir ». Il leur attribue la force de ces champs morphiques qui, selon certains scientifiques, sont les dépositaires de toute la mémoire non contenue dans le code génétique et reconduisent les phénomènes pour la simple raison qu’ils se sont déjà produits. Assumée et recherchée, cette « force de l’habitude » cohabite avec une grande distance conceptuelle, apprise grâce à l’art contemporain (…) Liée au parcours intime et intellectuel de Scaranello, cette ambivalence fonde aujourd’hui la singularité de sa démarche : agir à la fois très instinctivement… et en toute connaissance de cause. Si elle dérive assurément des bâtisses ordinaires qu’il observe, dans la campagne jurassienne ou ailleurs, l’architecture développée par Scaranello n’en constitue ni l’imitation, ni la simplification. Des fermes comtoises, des cabanes hybrides, des entrepôts de tôle ou des simples grillages qu’il remarque et photographie, il ne déduit pas les éléments d’un vocabulaire essentiel ou universel à recombiner ensuite. Il entend plutôt réitérer l’impression de ces formes, connues bien que jamais apprises, qui renvoient à des sensations ou à des émotions premières, sans nécessairement appartenir au registre du simple, du pur, ni même du beau. Une fois devenu architecte, il lui faut paradoxalement beaucoup de rigueur et de constance pour objectiver la mise en oeuvre de ces formes « neutres et sans auteur » , qui semblent relever de l’automatisme, comme on qualifie d’automatique le réflexe archaïque de marche du nouveau-né, qui doit ensuite l’oublier afin de pouvoir, progre s s i vement, réapprendre à se tenir debout (…) Extrait
Adelfo Scaranello, un auteur qui ne fait pas d’œuvre
n° 173, mai 2008, pp. 9-16.
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